Tout le monde en parle sans forcément savoir de quoi il retourne. Si certains l’ont d’ores et déjà “industrialisé” dans leur organisation (à bon escient ou non), la plupart n’en a qu’entendu parler, et encore. Quoiqu’il en soit, force est de constater que ces deux mots mystérieux, prometteurs de solutions magiques, intriguent… ou agacent. A l’orée de cette nouvelle décennie, il est temps de faire le point sur cette arlésienne.
C’est Jake Knapp, un féru de processus et de productivité, qui est à l’origine de cette méthode. A son entrée chez Google, le jeune-homme a trouvé un terrain fertile à son besoin d’expérimenter de nouvelles pratiques afin d’optimiser la génération d’idées et de solutions. C’est alors au travers de la structure Google Ventures dédiée à l’accompagnement de start-ups qu’il a pu élaborer les principes du Design Sprint. Après des centaines d’ateliers qui l’ont aidé à affiner sa méthodologie, celle-ci sera formalisée, en collaboration avec John Zeratsky et Braden Kowitz, dans l’ouvrage paru en 2016. Pour les aventureux souhaitant appréhender leurs problématiques avec un regard différent, là où les méthodes classiques ont échoué, l’ouvrage est devenu une véritable bible, en tout cas une référence (plébiscitée par le New York Times notamment).
Le Design Sprint ne s’adresse donc pas uniquement au monde du numérique, mais a priori à ceux qui souhaitent innover en général. Cet article s’inscrira néanmoins et a fortiori dans un contexte d’application digitale.
Qu’est-ce que c’est (en théorie) ?
Comme d’habitude en UX, abordons le pourquoi avant le quoi : pourquoi faire un sprint ? Cette méthode est particulièrement recommandée pour tenter de résoudre un problème, valider un concept ou simplement tester de nouvelles idées. Le tout très rapidement. Surtout, le sprint permet au commanditaire de se projeter dans l’avenir et voir des utilisateurs ou clients potentiels essayer une solution… qui n’existe pas encore et n’aura nécessité aucun investissement lourd. C’est tout l’intérêt de “l’esprit prototype” à la base du Design Thinking (voir notre article).
Concrètement, on peut considérer le Design Sprint comme la mise en œuvre des étapes du Design Thinking, mais de manière compacte. Ici on va Comprendre, Concevoir (diverger), Décider (converger), Prototyper, et enfin Tester, sur 5 jours, autrement dit : 1 jour = 1 étape. Le nombre de participants sera restreint, de 5 à 7, pour conserver une bonne dynamique de groupe.
From giant steps to baby steps and back…
Le 1er jour, il s’agit de se fixer un objectif à long terme, poser noir sur blanc toutes les questions auxquelles nous souhaiterions répondre au cours du sprint le matin. L’après-midi, on interrogera et on fera réagir des “experts” à ces premiers éléments. Enfin on définira la cible à adresser et un schéma des étapes à suivre pour atteindre ce but, soit le parcours utilisateur pressenti dans ses grandes lignes. Ces éléments resteront visibles de tout le monde tout au long du sprint afin de rester focalisé sur la problématique définie et ainsi éviter de digresser comme nous savons si bien le faire. C’est également le jour où l’on identifie la personne qui aura le rôle déterminant de “décideur”, qui tranchera si nécessaire, tout au moins validera les étapes.
Le 2e jour, on commence à esquisser. Après une phase d’inspiration (benchmark rassemblant les meilleurs idées d’autres secteurs de préférence), on passe à la réalisation de croquis d’abord rapides et succincts (Crazy8). On développera ensuite ces croquis en esquisses plus complètes (une micro séquence de 3 post-it sur une feuille A4), qui rassemblent les meilleures idées et serviront de base pour le lendemain, en passant par le vote.
Le 3e jour, on décortique, sans s’étaler, les solutions envisagées puis on décide de celles que l’on va garder et combiner pour proposer un story board complet, comme au cinéma, qui tracera les étapes détaillées du parcours envisagé. Les séquences ainsi déterminées seront la base du prototype à concevoir et tester.
Le 4e jour sert à co-construire ledit prototype (cf notre article sur le prototypage rapide). Et oui tout le monde doit mettre la main à la pâte en se répartissant les tâches. Cela est nécessaire pour conserver la cohésion de groupe là où certain.e.s aimeraient bien en profiter pour s’échapper 😉 Et même s’il n’est pas forcément complet ni parfait, car c’est la fonctionnalité, le parcours ou la présentation d’un contenu qui prime sur l’aspect cosmétique, il doit cependant être réaliste et testable (ex : éléments de textes pertinents, CTA affordant, etc). Avec une UI chartée a minima, c’est encore mieux :).
Le 5e et dernier jour est le “D-Day”, celui qui va permettre une décision importante : est-ce que notre idée est valable et viable. Pour ce faire, rien de mieux que de tester sa solution auprès de 5 utilisateurs réels qui vont nous donner leur avis à chaud, sans filtre, sans forcément de bienveillance. Car après tout, ce qu’on leur propose doit leur être utile et agréable. A la fin d’une journée d’observation, on recueille les points convergents ou “patterns” (positifs à garder et négatifs à améliorer) puis on décide de continuer de développer ou bien de mettre de côté la solution proposée.
Attention comme dans tout exercice de Design Thinking, l’on teste une hypothèse. Le design sprint est donc l’occasion idéale de… se tromper et surtout d’apprendre.
Vu comme ça, cela peut paraître incommensurable, irréalisable, épuisant, et pourtant, si si, c’est possible.
It’s all about time
Forcément, cela nécessite un peu d’organisation et de discipline. On peut donc considérer que le DS, c’est aussi l’intrépide rejeton de Cronos et de Damoclès : les journées sont courtes (10h-17h) mais denses, quasiment tous les exercices sont rigoureusement “timés” (sur des plages de 8 mn à 1h30 selon l’activité). L’intérêt est double : d’une part maintenir un niveau de concentration et d’énergie optimal, d’autre part, s’assurer de couper court à toute palabre inutile et contreproductive pour pouvoir avancer et passer à la phase suivante. Le Design Sprint est donc anti-réunionite par excellence de par son cadre temporel et il est fortement déconseillé de ne pas respecter strictement ce timing au risque de faire exploser le sprint en plein vol. La personne qui facilite le sprint doit en être la garante indéfectible.
Démocratie dictatoriale
Un autre aspect fortement structurant tient au format des ateliers. Contrairement au brainstorming, sorte de foire à idées où tout le monde s’exprime en même temps, ici l’on va s’appuyer sur la créativité, les connaissances et l’expérience de chacun individuellement et en silence la plupart du temps. Ainsi chaque participant va générer un certain nombre de micro-livrables de manière indépendante, conservant ainsi une certaine fraîcheur et surtout une intégrité d’esprit, afin d’éviter tout biais lié aux phénomènes de groupe et de puiser jusqu’à ses plus extrêmes retranchements sans s’appuyer sur les autres.
Dans un second temps, les résultats de ces exercices sont affichés anonymement puis discutés et argumentés, mais encore une fois dans des temps très courts, afin d’éviter les débats. L’objectif étant de créer un cerveau collectif permettant de générer des possibles, puis de sélectionner et combiner les meilleures parties des idées exposées. Partant de là, il n’est pas question de juger et démolir les propositions des un.es et des autres, mais d’associer le meilleur de chacun.e pour rebondir et mieux construire.
Par ailleurs, les étapes de décision s’effectuent de la manière la plus démocratique possible : par le vote (grâce à des gommettes de couleur comme à l’accoutumée). A ceci près que celle/celui que l’on nomme Décideur bénéficie d’un vote à pondération supérieure. Ce qui peut s’avérer utile lorsque le consensus majoritaire n’émerge pas ou bien pour influer voire carrément renverser les votes et imposer sa vision. Dans tous les cas, cela permet de donner un coup d’arrêt et de pouvoir passer à l’étape suivante. Cela peut paraître violent à première vue, mais c’est très efficace et permet parfois par la même occasion de rappeler la vision, la stratégie et/ou les contraintes de l’organisation, tout en absorbant les différents points de vue des participants.
En vrai comment ça se passe ?
Tout cela est bien beau sur le papier, mais dans la vraie vie, un sprint c’est quoi ? Une semaine de colo entre collègues ? Une semaine de défis fous ? Un escape game ?
Et bien déjà pour répondre à la question du titre, cela se passe plutôt bien la plupart du temps. Les niveaux hiérarchiques sont à peu près mis de côté, les participants jouent le jeu, même les grincheux, chacun étant secrètement satisfait d’être mis à contribution et simplement d’avoir l’occasion de s’exprimer librement. Car évidemment la bienveillance et l’écoute sont de mise lors des moments de prise de parole.
Autre chose, les plus récalcitrants aux croquis s’en sortent finalement pas si mal, chacun trouvant toujours le moyen de représenter ses idées à sa manière. Bref, c’est l’occasion pour certain.e.s de prendre confiance en elles/eux, et pour les autres d’apprendre à écouter. L’organisation de la parole est encore une fois la prérogative du facilitateur, qui par moments devra savoir s’imposer et recadrer la discussion.
La force du sprint réside aussi en sa capacité à obtenir un “résultat” qui tient la route rapidement, ce qui est très motivant, puisque de surcroît il contient l’essence d’un projet important pour l’entreprise ou l’organisation commanditaire. Les 2 premiers jours peuvent s’avérer “flottants” et c’est normal, comme toute période de cadrage où l’on se penche sérieusement sur un problème. Mais quelle satisfaction le jeudi en fin de journée d’avoir un prototype au contenu et/ou aux fonctionnalités assez réalistes et pertinents (pas question de Lorem Ipsum, par exemple, non non non) pour être testés et permettre de récupérer un maximum de retours sur la solution envisagée, mais aussi de savoir qu’on a fait tout ce chemin ensemble.
Bien évidemment, un sprint ne se déroule pas toujours sans heurt, en tout cas la première fois. Les participants ont dû s’organiser pour pouvoir être présents 5 jours d’affilée, ce qui peut paraître énorme et générer un peu de stress. On leur demande de déposer leurs armes de travail pendant la durée des ateliers : pas de téléphone, pas d’ordinateur (à quelques exceptions près), pas de distraction. De plus, ils/elles ne sont généralement pas habitué.e.s à travailler en mode Design Thinking, d’égal à égal, en réflexion commune et partagée à l’oral. Et surtout à maintenir un tel niveau de concentration collective sur un sujet qu’il faudra aboutir très rapidement en faisant des choix parfois tranchés (et tranchants) grâce à des exercices inconnus d’eux auparavant (un grand moment quand on leur présente la consigne du Crazy8 ;p).
De manière détournée, le Design Sprint comporte aussi parfois un enjeu de communication interne, et se transformer en véritable session d’onboarding. Au-delà de contribuer à trouver une solution, les participants se retrouvent embarqués dans la vision de l’entreprise qu’en a le décideur (qui est souvent le DG ou le responsable du projet et le commanditaire), ce qui peut s’avérer biaisant. Le sprint permettra quoiqu’il en soit de soulever les problèmes et points épineux, et de fait à tout un chacun d’exprimer sa perplexité le cas échéant.
Le Design Sprint est donc une méthode dont les jalons sont clairs et un exercice ultra stimulant quoique surprenant pour beaucoup. Concrètement, il peut aussi s’avérer complexe à mener, voire harassant. Ou encore être mal compris ou mal utilisé. Dans l’un ou l’autre de ces cas, il faudra ne pas avoir peur de procéder à certains aménagements et savoir faire preuve de pragmatisme et de patience, notamment, lorsqu’on en est l’animateur/trice. C’est ce que nous développerons dans la seconde partie de cette article, so stay tuned…
Alexis CANGY | Consultant UX/UI | Design Sprint Master