UX CALENDAR – 06 DÉCEMBRE – L’UX au service des Jeux de Société

Il y a fort longtemps, dans une contrée lointaine, vivait une princesse euh… non… une ergonome, qui voulait appliquer son métier dans un domaine en lien avec les enfants.
Du coup, j’ai toqué (car c’est moi l’ergonome 😊) à la porte d’Asmodée pour y faire une intervention.
Asmodée ?
Mais si, je suis sûre que vous connaissez ! Si je vous dis (pour les plus connus en ce moment) : Jungle Speed, Loup Garou de Thiercelieux, Dobble, Time’s up, Tic Tac Boum, 7 wonders, Les Aventuriers du rail, Catan, Dixit, Unlock, Carcassonne, Concept. Vous en connaissez forcément un !

#1 Origines du jeu de société 

Dans cet article, nous allons aborder l’UX et la conception de jeux de société. Mais avant d’aller plus loin sur ce sujet, revenons aux origines du jeu de société.

Il semblerait que le premier “jeu de société” (connu) vienne d’Égypte et daterait de 3000 ans avant Jésus-Christ. Ce jeu consistait à déplacer des pions sur trois rangées de dix cases. Des représentations, sur les tombes de pharaons, montre qu’un jeu, le Senet (jeu de passage se jouant à deux, considéré comme l’ancêtre du Backgammon), existait, toujours en Égypte, vers -2650 ans avant J.-C. D’autres jeux virent le jour jusqu’aux jeux que nous connaissons aujourd’hui : le Chatrang (Perse) vers le Vème siècle après J.-C. ou encore le Chaturanga (Indien) dans les années 600.

 

 

Le jeu de Senet, une forme de damier de 30 cases réparties en 3 rangées.

 #2 Définition du jeu de société

 Mais qu’est-ce qu’un jeu de société en fin de compte ? Un jeu à plusieurs ? Un jeu avec un plateau ? La définition mise en avant par Ludum est une “activité de loisir soumise à des règles qui définissent les moyens, les contraintes et les objectifs à atteindre au cours de la partie. Le principe étant aussi de créer le divertissement en essayant d’atteindre un objectif final. Ici, la victoire.”

Jouer à des jeux de société est une expérience sociale complexe caractérisée par deux niveaux d’interaction: l’interaction entre les joueurs eux-mêmes (engendrant par exemple des discussions autour des stratégies), mais aussi l’interaction médiée par des artefacts physiques représentant des informations et engageant des actions (par exemple lancer un dé, piocher une carte, avancer sur un plateau, etc.). 

Johan Huizinga, en 1938, définit le jeu comme « une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie, mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’être autrement que dans la vie courante ». Et le joueur se coupe de sa réalité lorsqu’il participe à un jeu, celui-ci est immergé dans l’expérience ludique ; ce qui pourrait expliquer les longues parties de Monopoly que j’ai pu faire avec ma famille et mes amis.

Nous pouvons en conclure que le jeu de société est un média immersif. Une fois que cela est dit, comment ne pas penser à l’expérience utilisateur vécue en situation de jeu de société ?

Comme je l’ai dit, mon intervention était “il y a fort longtemps” et  depuis, ma pratique a un peu évolué et mes interventions ont touché d’autres domaines, tout aussi intéressants, mais très éloignés.
Je me suis alors replongée dans le sujet mais, surtout, j’ai contacté Emmanuelle Marevery (Science Consumer Maganer/UX @Amodée) et Tom Fromantin (Market & UX Researcher @Asmodée) pour (mieux que moi) nous parler de l’UX dans la conception des jeux de société.

Bien qu’ayant donné quelques définitions “scientifiques” du jeu de société, j’ai souhaité connaître leur définition (sans leur laisser de temps de réflexion et sans aller voir les définitions qui en sont faites aujourd’hui 😉 ).

Pour Emmanuelle, les jeux de société sont des activités ludiques, autotéliques qui permettent de passer du temps de qualité avec des amis, des proches. 

Pour les incultes comme moi, voici une définition d’autotélique : qui n’est entreprise pour d’autre but qu’elle-même, en parlant d’une activité.
Pour Tom, il est difficile d’en donner une définition unique étant donné la variété de types de jeux de société qui existe et il a préféré nous donner le but de ce type de jeu. Selon lui, ils permettent de créer du lien, de mieux découvrir les autres et soi-même en utilisant diverses capacités ou compétences personnelles (raisonnement, logique, culture générale, humour, aisance sociale …) selon le type de jeu auquel on joue.

#3 La recherche utilisateur dans le domaine du jeu de société

Une fois ces bases posées, Emmanuelle et Tom s’intéressent à ce que vivent les utilisateurs quand ils interagissent avec leur produits tout au long de leur expérience, qu’il s’agisse de découvrir, d’apprendre, d’utiliser ou encore d’offrir.

Plus précisément, ils interviennent en amont, et en aval du Game Design ; un peu moins durant le Game Design “car les concepteurs sont autonomes”. 

En amont du Game Design, la recherche utilisateurs peut porter sur l’étude des tendances du loisir que sont les jeux de société, les attentes des joueurs ou encore sur des pistes d’amélioration d’une version existante d’un jeu plusieurs années avant la sortie d’une nouvelle version.

Ils peuvent intervenir sur des aspects de Game Design, où ils vont vérifier si les utilisateurs comprennent facilement les mécaniques de jeu, et si la complexité n’est pas repoussante ; ou sur des aspects ergonomiques, où ils peuvent peut être amenés, par exemple, à vérifier si le livret de règles d’un jeu est parcouru et appris aisément par les joueurs.

Côté méthode, ils réalisent de la recherche utilisateur en menant des études pour récolter des données quantitatives et/ou qualitatives, avec un soupçon de biométrie et de data science.

Les données recueillies proviennent le plus souvent de questionnaires, d’interviews ou de text mining.

Emmanuelle m’expliquait également qu’ils développent leurs propres méthodes. Par exemple, ils ont développé une grille d’audit expert pour valider les notices de jeux de société ou encore, ils ont capitalisé sur des guidelines tirées d’apprentissages de tests utilisateurs.

Dans le contexte des jeux de société, en utilisant ces méthodologies dites de l’UX et en collaborant avec un data analyst, ils peuvent compléter l’expertise des concepteurs de jeu avec des notions de psychologie et d’ergonomie via les retours des utilisateurs. Cela leur permet de vérifier tout au long de la conception (et même une fois le jeu sorti) que l’expérience de jeu voulue par le studio créatif est la meilleure possible pour les utilisateurs.

Cela passe par des workshop pour la conception de la Brand Bible (éléments visuels et cohérence) de leurs jeux, de la clarification des intentions de création, de la description du jeu ou encore de la production de logo, de colorama (nuancier de la marque), de pattern (motif graphique) ou de packaging avant de les tester auprès d’utilisateurs.

Pour mener à bien leurs missions, ils adoptent une vision systémique de leurs jeux en réalisant  des études de type brand tracker, du text mining sur les avis, des tests de mock up, de la co-conception sur des jeux de société sur Nintendo, des tests de unboxing de jeux.

Pour le moment, Emmanuelle a observé plus de 1000 personnes lors de leurs parties de jeu, sollicité pas  loin de 25 000 personnes pour ses tests et études et a étudié des millions d’avis ! 

“Merci le text mining!” Emmanuelle Marevery

Comme j’ai pu le dire, il y a 9 ans, Asmodée se préoccupait déjà de l’expérience de jeu de leurs clients/utilisateurs. Emmanuelle me précisait que toutes les équipes du groupe s’intéressent à la connaissance utilisateur ; et ça fait plaisir à entendre. Les demandes peuvent venir des studios créatifs, des équipes marketings ou stratégiques. 

 #4 “Digitalisation” et “numérisation” des jeux de société

Et en 9 ans, les méthodes en recherche utilisateur et en ergonomie pour les jeux de société ont évoluées, leurs usages aussi. Trois types de nouveaux usages me viennent en tête : les jeux de société en ligne, les jeux de société avec de la Réalité Augmentée et les jeux de société en Réalité Virtuelle.

Rapidement, concernant les avantages et les inconvénients de chacun

Pour les jeux de société en ligne, ils se jouent facilement de n’importe où et avec n’importe qui. Vous partez en vacances et vous ne pouvez pas emmener vos jeux de plateau ; un smartphone et une connexion internet peuvent vous permettre de jouer à de nombreux jeux de société. Et vous pouvez autant y jouer avec vos amis qui se trouvent avec vous qu’à distance avec des amis ou des inconnus.

Pour les jeux de société avec Réalité Augmentée ou en Réalité Virtuelle, le principe n’est pas le même car il vous faudra des lunettes de Réalité Augmentée ou un casque de Réalité Virtuelle. Le coût des ces dispositifs n’est donc pas négligeable et limite encore le nombre de joueurs équipés. De plus, encore assez peu de jeux sont déclinés sous ce format. Cependant, pour ceux qui existent, l’immersion est totale. Si vous jouez aux Loups-Garous de Thiercelieux par exemple, vous aurez la chance de vous asseoir dans le village du jeu, parmi les autres villageois. Vous verrez également apparaître les loups-garous au fur et à mesure qu’ils sont démasqués. De quoi ajouter beaucoup d’attrait aux jeux de société les plus classiques.

Et, en tant que joueuse de jeux de société, pour ces trois formats de jeux, lorsqu’ils sont joués à distance, avec des inconnus, je trouve que les parties n’ont pas la même saveur que les parties en famille ou entre amis. Mais en tant qu’UX Researcher, il s’agit d’un sujet qui donne envie. J’ai demandé à Emmanuelle et Tom ce qu’ils en pensaient et Emmanuelle est “exaltée de tout ce que l’on peut faire et de la marge d’innovation”. Elle met en avant que ces types de formats existent depuis longtemps mais que les solutions proposées sont parfois immatures et que l’audience n’y est pas encore tout à fait prête ; que certains puristes jouent à des jeux de société pour se désintoxiquer du numérique. Tom, lui, trouve l’apport de ces formats très intéressant car ils amènent une diversité dans la manière de jouer ; ils permettent de redécouvrir les jeux qu’on connaît sous un autre angle.

#5 Détournement des jeux de société 

Pour finir cet article sur les jeux de société, je souhaitais aborder la notion de détournement des jeux de société.

Aujourd’hui, de nombreux domaines utilisent les jeux de société et en détournent leurs usages de conception. Par exemple, les jeux de société sont utilisés par certains enseignants pour l’apprentissage d’une langue étrangère ou par certains soignants avec des patients. Dans le domaine de l’UX, nous avons aussi nos petits filous qui les détournent pour réaliser des ateliers.

Bien évidemment, Emmanuelle, qui travaille dans le domaine de l’UX et des jeux de société, en a fait une spécialité et a même animé, avec Carole Laimay, un atelier sur ce sujet lors de l’UX Camp 2019.

Voici quelques exemples d’ateliers pour lesquels des jeux de société peuvent être utilisés :

  • L’ice breaker :

L’ice breaker a pour objectif de briser la glace en préambule d’une réunion ou d’un atelier. Avec le pick-it, on peut disposer plusieurs cartes sur une table, sur chaque carte est dessiné un objet. Chaque participant doit alors choisir une carte qui le représente et expliquer pourquoi. Ces jeux permettent aux participants de faire connaissance de façon ludique.

  • L’idéation :

L’objectif des ateliers d’idéation est de stimuler la créativité de chacun afin de faire émerger des idées innovantes. Voici deux jeux de société que nous pouvons utiliser pour ce type d’atelier : le “cards against humanity” qui consiste à compléter des phrases à trou et à voter pour la meilleure proposition ; et le jeu Dixit qui permet de stimuler son imagination avec ses cartes inspirantes.

Quelques carte du jeu Dixit

  • La sélection d’idées ou le vote :

Après une séance d’idéation, par exemple, vient le moment du vote des idées. cette étape se réalise souvent avec des gommettes mais elle peut également être réalisée avec des cartes UNO en priorisant les idées avec la valeur des cartes ou encore avec des billets de banques de Monopoly (ou de La Bonne Paie 😉) en donnant un budget pour que les participants “achètent” les idées.

#6 Conclusion

De 3000 ans avant JC à aujourd’hui, les jeux de société ont, quelque peu, évolués mais surtout, ils ont été commercialisés et représentent un chiffre d’affaires suffisamment important pour qu’on se soucie de l’expérience de jeu des joueurs et donc qu’on fasse de la recherche utilisateur.

Les domaines où les méthodologies de la recherche utilisateurs peuvent-être mobilisées sont aussi variés que les domaines où il y a des utilisateurs (tant du B2C, B2B, B2B2C, B2E). Après le véhicule autonome et les jeux de société, j’ai hâte de vous donner à voir un autre domaine “étonnant” dans lequel je suis intervenue. A votre avis, quel domaine sera abordé ?

 

 

Céline POISSON, Lead UX Research @UX-Republic – Docteure en Ergonomie

 


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