CONCEVOIR L’EXPÉRIENCE UTILISATEUR DE CULTURES DIFFÉRENTES : L’utilisateur multiculturel

Envisager l’expérience utilisateur d’un service ou d’un produit implique de la part du designer de se mettre à la place de l’utilisateur. Mais qu’en est-il lorsqu’il s’agit de créer une expérience quand on est d’une culture très éloignée de celle de son utilisateur ? Comprenons ensemble les enjeux business de l’UX à travers les frontières, en s’appuyant notamment sur des exemples au Moyen et au Proche-Orient.

Ouvrez Medium, et constatez l’omniprésence des articles écrits par des UX Designers qui d’une voix quasi unanime, s’accordent à dire “user centric first”.
Tout est sujet à la politesse du débat d’expérience dès lors qu’il s’agit de raconter son histoire, son ressenti, bien loin de toute considération ethnocentrée.
Qu’ils soient européens, parfois russes ou indiens, tous les designers contribuent à un partage de connaissances, d’une éthique ou d’une méthodologie d’UX Design dont nous prenons part, nous, lecteurs.

Mais vous êtes-vous déjà posé la question de savoir si cette connaissance parlait à tous ?
Il suffit de regarder les statistiques de visites des internautes de Medium : près de 31% de son audience provient des États-Unis, quasiment 11% du Japon ; 4% d’Inde et 3% de Taïwan… ce qui laisse une mosaïque impressionnante de voix de designers peu audibles, noyées dans la vague Internet.
Cet échange de connaissance sur une plateforme comme Medium paraît donc assez occidentalo-centrée, et la vision du design qui en est fait n’aide pas à comprendre tous les usages.

Pas besoin d’être devin pour le vérifier : quand vous souhaitez trouver des ressources pour développer un parcours à destination d’un public vietnamien par exemple, ou des études de comportement utilisateur pour une population d’une région du monde en particulier, vous avez l’impression de faire face à un mur infranchissable. L’étape de recherche est pourtant décisive dans le travail du designer : il faut dès le début d’un projet se poser les bonnes questions, et bien souvent les analytics ne suffisent pas. Une difficulté supplémentaire quand l’entreprise n’a pas les moyens pour allouer une recherche utilisateur approfondie.

Saviez-vous par exemple qu’en Chine, les utilisateurs chinois privilégient l’usage des réseaux sociaux plutôt que l’e-mail pour se connecter sur un site ? 1

À l’heure actuelle, les entreprises tech ont privilégié une connaissance occidentale pour développer le réseau Internet, pour mieux penser les interfaces et favoriser la production de ressources, ce qui a profité à leur business.

Pourtant, elles sont passées à côté d’autres marchés locaux qui pâtissent aujourd’hui d’une influence moindre sur Internet : que ce soit pour la majeure partie des pays africains, d’Amérique latine ou d’Asie du sud-est, ces régions affichent des retards en matière d’accès à Internet, et un Internet de leur langue pas ou peu développé.
En outre, à moins d’y être natif, un designer d’une autre région pourrait rencontrer des difficultés pour trouver des informations nécessaires dans sa pratique. 

Cette absence d’information est inégale selon les régions.

Ainsi se prête-t-on à penser un certain intérêt de la part des acteurs économiques à proposer des expériences toujours plus adaptées aux locaux :
mais à quel prix ?
Ces entreprises sont-elles prêtes à envisager une expérience utilisateur à part entière, au lieu de faire de la duplication de son contenu occidental pour les autres ? Est-ce qu’un designer occidental, loin de toute influence ou opinion personnelle, peut concevoir une interface dans une culture qui lui est étrangère ?

1 http:// https://qz.com/984690/while-the-rest-of-the-world-tries-to-kill-email-in-china-its-always-been-dead/

Une question de logique

Dans son manifeste pour une nouvelle approche du métier, Samir Dash, UX Designer, promeut une 8ième heuristique aux 7 concepts déjà établis Peter Morville.

En effet, ce dernier ajoute à la matrice le concept de socio-culturalité, comme une manière de penser le design dans son environnement final.
Représenter l’expérience utilisateur dans un contexte socio-culturel permettrait selon lui d’aller
au-delà de son spectre de pensée personnel.

Repenser le diagramme de Peter Morville

L’auteur sous-entend que la construction psychologique de l’utilisateur est le fruit d’une évolution qui lui est propre, selon des paramètres bien plus larges que le simple spectre de l’éducation : les endroits où ce dernier vit, la manière dont il est éduqué, sa génétique, ses frustrations, ses échecs comme ses réussites, sont autant d’exemples qui lui achèvent des cultures.

Mais alors comment expliquer que de telles différences peuvent impacter la conception d’une expérience ? La neurologie trouve en partie les arguments.

Des recherches scientifiques 2 ont en effet démontré qu’il existait deux “manières” de penser : un mode de pensée holistique, et un autre analytique. Ces approches différencient les individus dans leur façon de traiter et de récupérer les informations. 

Ainsi, l’approche holistique de la pensée, généralement associée aux cultures d’Orient et d’Asie, présente une logique de perception de l’expérience globale.
La logique analytique au contraire, dont les individus sont principalement issus des pays occidentaux, a tendance à se concentrer sur des éléments d’information individuels.

En termes numériques, cela veut dire qu’un utilisateur analytique s’attardera sur les éléments de page web (un bouton, un titre), quand l’utilisateur holistique appréhendera l’interface dans sa globalité, avant de s’attarder sur un point d’attention. 3

Deux expériences de navigation différentes pour une même marque internationale.

Notre logique, de même que la construction de notre pensée dépend donc d’une norme culturelle, que nous partageons avec nos concitoyens.

De même, la logique de perception peut s’illustrer de plusieurs manières.

La plus évidente reste sans doute la définition du sens des couleurs : selon l’endroit où nous nous trouvons sur le globe, les couleurs se conçoivent différemment.
Par exemple, on se marie en blanc en France, là où, traditionnellement, le rouge est utilisé en Chine. Le blanc toujours, symbole de pureté, dans la culturelle européenne, est synonyme de deuil en Chine.

Ces valeurs culturelles s’associent qu’on le veuille ou non au jugement de notre action de designer. Si vous avez travaillé avec des traductions, vous savez probablement aussi que certaines choses, telles que les métaphores, ne peuvent tout simplement pas être bien traduites dans toutes les cultures.

Ainsi, quand un designer conçoit une expérience, ce dernier doit garder en tête l’idée que
sa logique n’est certainement pas universelle, et doit accepter l’idée que celle-ci peut être source de confusion pour d’autres publics.

Mais si l’utilisateur est influencé par sa culture pour appréhender une interface, le créatif l’est tout autant.

2 https://www.cerveauetpsycho.fr/sr/article-fond/orient-occident-plusieurs-logiques-5224.php

3 https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1053810016303609

Le rôle du designer

Créer une expérience, c’est d’abord s’adapter à son public pour lui designer des nuances d’expérience.

Peut-être avez-vous déjà essayé de vous rendre sur un site chinois ? Outre le besoin de changer de langue, la première pensée qui a pu vous traverser l’esprit a été de vous demander pourquoi le site web est différent de son homologue américain ou français ? Pourquoi mettre autant d’information sur le même plan ?

Sur des sites vidéos comme QQ.com ou Bilibili, des commentaires de texte s’affichent sur votre vidéo pendant sa lecture.Perturbant pour un regard occidental, mais accepté en Chine.

En règle générale, il est naïf de penser avec nos biais culturels quand il s’agit de réfléchir pour autrui. Nos propres préjugés influencent nos préférences de conception visuelle, de même que tous les aspects de la conception d’une expérience.

Notre éducation est un pluralisme de culture, une éducation pluriculturelle à sortir du concept éducatif parental simple mais de l’apprentissage de tout ce qui nous définit aujourd’hui.
Elle affecte grandement notre pratique du design. Lorsque vous commencez à concevoir en dehors de votre propre culture personnelle, ou lorsque vous vous confondez avec d’autres interfaces, vous créez un lien émotionnel avec les gens.

En cela, tout designer doit prendre conscience que ses partis pris culturels peuvent l’empêcher de concevoir un service destiné à une cible internationale.

Envisager son travail de designer sans préjugé culturel

Quelles solutions pour se détacher de sa culture ? Voici quelques recommandations philosophico-pratiques

Sensibiliser : prendre conscience de nos différences, c’est déjà faire un pas en avant pour trouver des solutions.

Le meilleur moyen reste donc d’évangéliser son équipe, en lui rapportant subtilités culturelles à connaître.

  1. L’information cognitive peut être appréhendée en amont d’un projet de multiculturalisation d’un projet : créez de l’input en cherchant à comprendre la logique mentale de votre utilisateur, de même que ses habitudes.
  2. Ne traduisez pas ou peu : adaptez-vous à votre cible. La localisation de votre utilisateur final dépend pour beaucoup de références culturelles, de spécificités qu’une simple traduction ne suffit pas.

Avoir un intervenant en pays c’est bien, rencontrer l’utilisateur et lui demander s’il comprend, c’est mieux.

  1. Ne passez pas trop de temps à faire des hypothèses : testez en condition et mesurez. Les tests d’utilisabilité vous permettront déjà de vous positionner sur les comportements qui fonctionnent, et le cas échéant de modifier votre expérience en conséquence.
    Attention à ne pas tester auprès de vos collègues, qui afficheront sûrement des similitudes avec votre culture.

Au fond, votre UX doit ressembler à un menu McDonald, avec pour chaque pays un menu et un hamburger ajusté en fonction des goûts des locaux. Sinon, comment espérer prospérer ?

Pour aller plus loin…

What Does It Mean to Decolonize Design ?
Anoushka Khandwala, Aiga Eye on Design

https://eyeondesign.aiga.org/what-does-it-mean-to-decolonize-design/

Julien, UX Designer @UX-Republic